Un licenciement reposant sur plusieurs motifs
Dans cette affaire, un salarié occupant le poste de conducteur de travaux, ayant une ancienneté de 37 ans dans l’entreprise, est licencié pour
faute grave le 5 juillet 2018.
La lettre de licenciement, complétée d’une lettre de précisions, évoquait quatre manquements graves : l’utilisation abusive d’un véhicule de service, des prestations gratuites délivrées à des clients de l’entreprise, des malfaçons sur des chantiers, et la propagation de rumeurs nuisant à la réputation de l’entreprise durant la période de mise à pied conservatoire.
Toutefois, dans le cadre du litige portant sur le licenciement, seuls les trois premiers griefs sont débattus. En effet, l’employeur avait pris le parti de ne pas développer dans ses conclusions le motif tenant à la propagation de rumeurs.
Dans son arrêt, pour écarter la faute grave et priver le licenciement de cause réelle et sérieuse, la cour d’appel de Pau a retenu que les trois griefs invoqués par l’employeur étaient alternativement non établis, déjà sanctionnés et
insuffisamment sérieux.
Le grief tenant aux rumeurs, écarté de lui-même par l’employeur, n’est, quant à lui, pas repris pour motiver la décision.
Obligation pour le juge d’examiner l’ensemble des motifs énoncés dans la lettre de licenciement
L’employeur forme un pourvoi, estimant que la cour d’appel ne pouvait conclure à l’absence de cause réelle et sérieuse sans examiner ce dernier motif.
Au visa des articles L. 1232-1 et L. 1232-6 du Code du travail, la Cour de cassation accède à l’argument développé par le pourvoi et confirme qu’il appartient au juge d’examiner l’ensemble des griefs énoncés dans la lettre de licenciement.
La cour d’appel aurait donc dû statuer sur le motif de licenciement non débattu, « peu important que l’employeur ne l’ait pas développé dans ses conclusions ».
En conséquence, l’arrêt est cassé et les parties sont renvoyées au fond.
La lettre de licenciement fixe l’objet du litige
Sans y faire expressément référence, la Haute Cour fonde pourtant sa décision sur le second alinéa de l’article L. 1235-2 du même code aux termes duquel « la lettre de licenciement, précisée le cas échéant par l’employeur, fixe les limites du litige en ce qui concerne les motifs de licenciement ».
Or, telle qu’interprétée par la jurisprudence, cette disposition est à double sens.
Elle implique d’abord que le juge ne peut pas examiner un motif ne figurant pas dans la lettre de licenciement (Cass. soc., 4 juill. 2012, n° 11-17.469).
Elle contraint ensuite le juge à étudier l’ensemble des motifs figurant dans la lettre.
En effet, l’employeur a la faculté d’invoquer plusieurs motifs personnels, à la double condition de respecter la procédure applicable à chaque cause de licenciement et qu’ils procèdent de faits distincts. À défaut, le licenciement reposerait sur des causes contradictoires.
Dans une telle hypothèse, lorsque le juge écarte l’un des motifs, il doit étudier le ou les autres motifs pour apprécier la validité du licenciement, y compris lorsque ces derniers relèvent d’une cause différente (disciplinaire, insuffisance professionnelle ou inaptitude notamment).
Ainsi, c’est à bon droit qu’une cour d’appel peut, après avoir écarté le motif de la lettre de licenciement fondé sur des fautes graves, se prononcer sur celui tiré de l’inaptitude physique de ce dernier (Cass. soc., 23 sept. 2003, n° 01-41.478).
Plus que ses limites, la lettre de licenciement détermine donc l’objet du litige sur lequel le juge doit se prononcer en vertu du principe du dispositif (CPC, art. 4 et 5).
Sur ce fondement, la chambre sociale est régulièrement amenée dans des arrêts bénéficiant d’une faible publicité à censurer les juges du fond qui auraient insuffisamment motivés leur décision en omettant d’examiner certains griefs de la lettre de licenciement (Cass. soc., 14 oct. 2020, n° 19-10.266 ; Cass. soc.,13 avr. 2023, n° 21-14.325).
Une clarification apportée sur l’office du juge
Pour quelle raison l’arrêt commenté bénéficie-t-il d’une plus large publicité ? Parce qu’il clarifie l’office du juge.
Une indécision persistait concernant l’office du juge relatif à l’obligation d’examiner tous les griefs de la lettre de licenciement, comme le soulevait le rapport du conseiller référendaire dans ses travaux préparatoires, « l’analyse des arrêts des dix dernières années ne permet pas, le plus souvent, de savoir si l’employeur avait invoqué tous les griefs visés dans la lettre de licenciement dans ses conclusions » (Rapp. complémentaire de m. Carillon – conseiller référendaire).
Ainsi, s’il ne faisait aucun doute que le juge ne peut pas, de lui-même, écarter l’étude d’un motif de licenciement développé dans le cadre du débat (Cass. soc., 20 sept. 2023, n° 19-16.374), le doute persistait lorsque c’est l’employeur qui passe sous silence un motif de licenciement dans ses écritures.
À ce sujet, deux arrêts récents rendus par cette même chambre sociale pouvaient apparaître contradictoires.
Côté pile, elle avait déjà rendu une décision identique à celle du présent arrêt (Cass. soc., 4 nov. 2021, n° 20-18.813). Côté face, elle avait retenu, sur le fondement de l’article L. 1235-2-1 du Code du travail, que lorsque le juge déclare un licenciement nul au motif que l’un des griefs de la lettre de licenciement porte atteinte à une liberté fondamentale, il ne doit, pour apprécier l’évaluation de l’indemnisation due au salarié, prendre en compte les autres griefs énoncés qu’à la condition que l’employeur le lui demande expressément (Cass. soc., 19 oct. 2022, n° 21-15.533).
En l’espèce, l’avocat général adhérait à cette seconde thèse en concluant au rejet du pourvoi, rappelant qu’en matière de faute grave, c’est à l’employeur qu’incombe la charge de la preuve, ce qu’il ne faisait manifestement pas en l’espèce à propos du grief non retenu dans ses écritures.
Alors même qu’il lui appartenait d’établir le bien-fondé de sa décision de licencier pour faute grave, ce dernier paraissait avoir implicitement renoncé au motif tiré de la propagation de rumeurs en ne soumettant pas ce motif aux débats. La présente décision donne ainsi l’impression que l’employeur s’est prévalu dans son pourvoi de sa propre turpitude.
Les Hauts magistrats privilégient en tout état de cause l’exhaustivité à la sélection subjective des motifs par les parties, imposant ainsi une rigueur procédurale aux juridictions inférieures pour garantir aux parties une analyse complète de la situation, à plus forte raison lorsque les motifs du licenciement ont fait l’objet de précisions ultérieures.
Il reste que cette obligation stricte pour le juge de prendre en compte chaque grief pourrait parfois paraître excessive, notamment lorsque certains motifs apparaissent comme étant opportunistes, invérifiables ou lorsque les premiers motifs examinés du licenciement ne laissent que peu de place au doute quant au bien-fondé du licenciement.
C’est pour cette raison que l’avocat général suggérait, en vain, qu’un reproche non matériellement vérifiable ne puisse être retenu comme motif de licenciement.
Conséquences pratiques de la décision pour les parties
Cette décision présente des conséquences pratiques pour chacune des parties.
Afin d’anticiper toute négligence du juge susceptible d’ouvrir la voie à un pourvoi en cassation, le salarié devra faire preuve de vigilance. Il lui reviendra d’intégrer au débat sur le licenciement chacun des motifs, peu important leur pertinence ou la stratégie de défense de l’employeur, tenté par exemple de passer sous silence un motif compromettant.
Concernant l’employeur, choisir de ne pas soutenir l’ensemble des motifs lors des débats judiciaires, en raison notamment du bien-fondé évident d’une partie d’entre eux ou du caractère accessoire de certains griefs évoqués dans la lettre de licenciement, sera plus qu’avant une pratique à risques.
Par voie de conséquence, le travail du praticien sera plus prégnant encore au moment de conseiller l’employeur sur le choix définitif des différents motifs à faire figurer dans la lettre de licenciement.
Sources
Faits et procédures
- Selon l’arrêt attaqué (Pau, 31 août 2022), m. [X] a été engagé le 6 avril 1981 par la Société pyrénéenne d’aménagement de magasins (la société) et
occupait en dernier lieu les fonctions de conducteur de travaux. - Licencié pour faute grave le 2 juillet 2018, le salarié a demandé des précisions sur le motif de son licenciement le 5 juillet 2018 auxquelles la société
a répondu le 13 juillet suivant. - Contestant les motifs de son licenciement, il a saisi la juridiction prud’homale.
- Par jugement du 5 juin 2023, un tribunal de commerce a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l’égard de la société et a désigné la société
Ekip’ en qualité de mandataire.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
- La société fait grief à l’arrêt de dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et, en conséquence, de la condamner à verser au salarié diverses sommes à titre d’indemnité de licenciement, d’indemnité compensatrice de préavis avec les congés payés afférents, de dommages-intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et de rappel de salaire pour la période de mise à pied conservatoire avec les congés payés afférents, alors « que le juge a l’obligation d’examiner l’ensemble des griefs énoncés dans la lettre de licenciement qui, précisée le cas échéant par l’employeur, fixe les limites du litige en ce qui concerne les motifs de licenciement; que la lettre de licenciement du 2 juillet 2018 reprochait à M. [X] d’avoir, depuis le début de la procédure de licenciement, fait courir des rumeurs sur l’entreprise, dans l’intention de nuire à celle-ci, en appelant les clients pour leur annoncer à tort qu’il était déjà licencié, et elle précisait qu’il s’agissait là d’une violation de ses obligations; que ce grief était repris dans la lettre du 13 juillet 2018 explicitant, à la demande du salarié, les motifs du licenciement ; qu’ayant énoncé que la lettre du 2 juillet 2018 fixait les limites du litige, la cour d’appel ne pouvait pas dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse sans examiner ce motif de licenciement ; qu’elle a ainsi violé les articles L. 1232-2, L. 1232-3, L. 1232-6, L. 1235-1 et L. 1235-2 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1232-1 et L. 1232-6 du code du travail :
- Il résulte de ces textes que la lettre de licenciement fixe les limites du litige en ce qui concerne les griefs articulés à l’encontre du salarié et que le juge
a l’obligation d’examiner l’ensemble des griefs invoqués dans la lettre de licenciement. - Pour dire le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, la cour d’appel, qui a examiné l’utilisation à des fins personnelles du véhicule de service, le fait d’avoir consenti des prestations gratuites à des clients de l’entreprise, des malfaçons sur des chantiers et la tardiveté dans l’établissement des procès-verbaux de chantiers, a retenu que certains de ces faits n’étaient pas établis, que d’autres avaient déjà été sanctionnés ou n’étaient pas suffisamment sérieux pour fonder un licenciement.
- En statuant ainsi, alors qu’il lui appartenait d’examiner l’ensemble des griefs énoncés dans cette lettre et notamment celui tiré du comportement déloyal du salarié consistant en la circulation de rumeurs mensongères sur l’entreprise dans l’intention de nuire à l’employeur, peu important que celui-ci ne l’ait pas développé dans ses conclusions, la cour d’appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour : CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 31 août 2022, entre les parties, par la cour d’appel de Pau ; Remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Toulouse ; Condamne m. [X] aux dépens ; En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes.
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-trois octobre deux mille vingt-quatre.